Alors que Cendrillon récolte les «goûts» de ses sœurs, mon billet de cinq kolos dans la main, un nouveau personnage émerge d’une pièce que je présume être une chambre. Changement d’atmosphère, le toit sans plafond s’obscurcit, autant que les fronts de l’assistance. La mère lance à Cendrillon un préoccupé «fer me mbè!». Obéissant à l’injonction, Cendrillon verrouille la porte de la chambre maternelle et la clé disparaît dans le corsage de cette dernière.
Le responsable de ce déferlement de prudence est un jeune homme à l’allure inquiétante. Plutôt jeune, même si on le sent précocement vieilli par la vie. Son regard rougeâtre et son visage bouffi témoignent d’une activité nocturne intense et de temps de récupération insuffisants malgré les bouts de matelas dans ses cheveux. Les cicatrices sur son torse nu pourraient être sexy s’il elles n’exhalaient pas cette aura de violence qui caractérisent les stigmates des malfaiteurs. L’individu se laisse choir dans le fauteuil défoncé en face de nous et sans le moindre mot entreprend, à travers son short sale, un grattage ostensible des deux boules poilues qui, je l’imagine, meublent son entrejambe. Il est quinze heures et une brosse à dents bleu et blanc oscille dans sa bouche, synchronisée sur son grattouillement.
Alors qu’elle a présenté fièrement les produits de « son ventre » tout à l’heure, la mère ne semble pas pressée de nous dire à qui on a affaire. C’est Cendrillon qui presque à contrecœur nous annonce «C’est mon frère» puis nous désignant d’un geste large, «mon gars et son ami». Nos «enchanté!» traversent l’espace et vont s’écraser sur le mur de silence qui nous fait face.
Le regard injecté de sang du frère semble fasciné par le billet vert entre les doigts de Cendrillon.
C’est quoi ça?
C’est pour acheter la bière. On te prend quoi? La Booster?
Tu es malade? convertis ça en Lion D’or.
Instant pub: Le Lion d’Or est l’une des marques de tord boyaux conditionné dans des sachets plastiques qui pullulent au Cameroun. Officiellement interdit en 2016, la commercialisation du «whisky en sachet» ne s’est jamais aussi bien portée. Reconnu d’utilité publique par ses consommateurs qui en apprécient les petits prix tout autant que l’efficacité, il les envoie par tombereaux au cimetière, laissant les autres en sursis, épaves lobotomisées mais non moins accros à son taux d’alcool impossible à chiffrer.
Si tu es Bamiiii….
Chargée de ramener les boissons, l’ado boutonneuse disparaît dans un tintement de bouteilles de consigne. Le silence se fait, ponctué de temps à autre des bruits de succion de la brosse à dents du Barrabas de Mvog Ada.
Tu es d’où? La mère essaye de le faire oublier.
Je ne suis pas surpris. Ayant déjà coché la case CSP+++ – oui, mbenguiste est une catégorie socioprofessionnelle- Fernand doit justifier d’une compatibilité ethnico tribale. Point Godwin atteint.
Je suis Baham la mère.
Les moues laissent présager le pire.
– La mère, ça pose un problème?
– Aka! Vous les bamis vous utilisez nos filles après vous allez épouser vos sœurs du village.
Le tacle est sec, brutal et surtout décomplexé.
Barrabas se lève, enfile un t-shirt et disparaît en silence. Fernand s’offusque et essaye de ruer dans les brancards du cliché tribal dont on veut lui faire tirer la charge.
Pour lever l’équivoque, une des sœurs traduit la pensée maternelle en français facile:
Les bamis sont des voleurs de cul.
Les sœurs en chœur: ouiii! vous volez les culs!
Amen! Que dire d’autre?
Fernand s’empêtre dans des dénégations auxquelles personne ne prête attention. J’ai envie de lui rappeler que nous ne sommes pas là pour une demande en mariage et que le niveau du débat impose de se concentrer sur le ndomba. Peine perdue.
La mère appuie son assertion en évoquant le souvenir d’un de ses «chauds nguelefiss», un pasteur bamiléké chiche et menteur qui portait toujours une veste rouge. Sauf que l’idylle semble lointaine et personne n’est d’accord sur l’ethnie du pasteur-chiche-et-menteur-en-veste-rouge. La mère ne sait même plus s’il s’agissait d’un de ses amants. La discussion se fait désormais en ewondo. Probablement pour poliment épargner nos oreilles. Je comprends tout, mais n’en laisse rien paraître. Il vaut mieux garder mon ewondophonie comme atout pour la suite.
La conclusion tombe: l’amant-pasteur de la mère était bassa’a. Logique me dis-je, qui se promène en veste rouge à Yaoundé, à part un upéciste du Nyong-et-Kellé? Cliché pour cliché…
Barrabas réapparaît en compagnie de la sœur boutonneuse. Distribution des consommations. On trinque. Au mbenguiste! Je serre les dents, en laissant néanmoins un espace pour descendre un trait de Kadji.
Les femmes disparaissent par la porte arrière. Je respire en pensant au ndomba.
Barrabas
Barrabas nous fixe tout en suçotant un sachet de whisky. Fernand sourit bêtement et me lance des œillades censées m’encourager à faire la conversation. Je l’ignore, un calcul mental monopolise mes neurones. En effet, peu importe l’échelle de prix, les boissons de la commande ne font pas plus de trois mille francs. Pourquoi personne ne m’a rendu la différence?
La réponse vient de la cuisine. Des éclats de voix en ewondo m’apprennent que la brève disparition de Barrabas avait pour objet d’intercepter la commissionnaire et lui extorquer, sous la menace, le reliquat de la course.
Barrabas disparaît vers la cuisine et sa voix rocailleuse se mêle au concert en ewondo. Ses arguments parlent d’un héritage paternel dont il a été spolié, de son intention de se payer sur tous les chauds/amants de ses sœurs… ékié!
Je me résous à expliquer la situation à Fernand qui, grand seigneur, me murmure de laisser tomber.
– Mbom! je t’ai dit que j’allais te rembourser. Quand je change les euros…
– Noooon tara! C’est une question d’honneur, c’est encore mon argent, les petits bandits comme celui là j’en mange deux au petit déjeuner. J’ai grandi à Miniferme hein! je…
La réapparition de Barrabas qui se réinstalle dans le canapé met fin au conciliabule.
Le diable passe, les poches pleines de billets de cinq mille qui ressemblent comme des jumeaux au mien.
Je vais ouvrir la bouche pour réclamer mon argent quand le quidam me devance.
Djoooo! donc, c’est toi qui baise ma sœur…
Euye!
Ce n’est pas vraiment une question, le point d’interrogation est inexistant, à l’écrit comme à l’oral. Le blanc de ses yeux est violet à force d’être rouge. A tout prendre, je me souviens de mes lointains enseignements de l’école du dimanche sur la vanité de l’argent. Deux mille francs c’est quoi même?
« Heu… Ce n’est pas moi hein… ». Dans la foulée, je pointe un doigt discret vers Fernand. On entend presque chanter le coq biblique.
Le rayon violet du regard se déporte vers Fernand qui bredouille un «en fait…» qui n’annonce rien de pertinent.
« Atouba! Atoubson! »
Le face à face tourne court. Un hercule encore plus inquiétant vient de passer la tête à travers le cadre de la porte. Barrabas alias Atouba, alias Atoubson sort le rejoindre.
On respire mieux en les entendant s’éloigner. Pour estomper la gêne du moment, je joue au savant en racontant à Fernand que le sobriquet Atoubson pour Atouba date sûrement de la coupe du monde de foot de 94. Cette compétition durant laquelle les Larsson, Ingesson et autres Andersson ont inspiré les camerounais à suédifier leurs noms pour oublier la désastreuse prestation de leurs Lions.
Fernand ne m’écoute pas.
Florian il faut qu’on se tire d’ici. Fuyons!
Je ricane. Je suis trop engagé dans son histoire. Mon actionnariat pour le ndomba n’arrête pas de grimper. J’attends mon retour sur investissement, ce ndomba sera mangé.
Trop tard mon gars. On reste!
Le ndomba de Mor Lame
L’attente est longue dans le canapé défoncé dont nous ne percevons même plus l’odeur d’urine de chiard. Cendrillon fait de brèves incursions pour vérifier notre confort inexistant. Personne ne renouvelle nos bières. De la mienne il ne reste qu’un fond qui bouillonne à force d’être chaud.
France 24 a remplacé Peppa Pig. Exigence de la mère: « Il ne faut pas gâter leurs yeux avec la CRTV, les intellectuels regardent France 24 ».
Inquiétude. Aucune fragrance épicée ne s’échappe de la cuisine. Aucun relent d’odjom, de pèbè ou de homi. Mais qu’est-ce qu’elles fabriquent?
Baeeeee!
Cendrillon a refait son apparition. Elle tient dans ses mains une assiette pleine des condiments du ndomba en préparation.
Bae, il faut l’argent pour écraser les condiments au moulin.
Dans cet univers parallèle, le mixeur individuel semble attendre qu’un explorateur le découvre à la Christophe Colomb découvrant les Amériques.
Bae Il faut l’argent du moulin. Un regard de Cendrillon vers Fernand, un regard de Fernand vers moi…
– Combien?
– Même deux mille hein…
Ma main suspend son mouvement vers ma poche. Deux mille francs? Le prix que j’entends n’a qu’un synonyme: arnaque.
Mais une fois de plus, à l’évocation de l’argent, la mère et les sœurs ont fait irruption dans le salon et leurs regards conjugués à celui de Fernand anéantissent de facto ma rébellion.
La roulette camerounaise
N’insulte jamais la main qui cuisine ce que tu vas manger. Le proverbe de ma mère me revient et ma main replonge dans la poche. Problème, la liasse que j’y ai négligemment glissé en sortant contient plusieurs billets, dont certains ne peuvent ni ne doivent voir le jour en ce lieu, sous peine de ne jamais m’être retournés. Je farfouille désespérément, regrettant de n’avoir pas le talent de ce célèbre barman malvoyant de Makénéné, réputé incollable au toucher à l’aveugle de billets de banque. Au jeu de la roulette camerounaise, je sors perdant, car c’est un énorme billet de dix mille francs qui fait son apparition.
La dernière vision que j’ai de lui est son passage entre les doigts de Fernand, puis de Cendrillon, puis de la sœur commissionnaire. Mes oreilles sont encore emplies de son dernier son, le cri de désespoir de Marie Ngombè, choquée du froissement de son fond de teint violet BEAC. Je ne le revis pas, pas plus que ses improbables rejetons, car dans la foulée, la mère au taquet mitraille sa fille d’une liste de courses improvisée mais qu’on présume nécessaires:
Ah Natou, pardon, achète le lait et les couches pour bébé Brian, tu prends aussi les œufs et les Moontiger (spirales antimoustiques NDA). Si tu peux aussi trouver des babouches pour Franklin… N’oublie pas le pain et fais moi le transfert. Eh! vraiment merci mes enfants… Dieu n’oublie personne…
Epilogue
La suite? Oublié le ndomba. A ce rythme, je pressens que je devrais acheter le poisson, voire la pirogue des pêcheurs. Un prétexte bancal, l’arrêt cardiaque d’un proche ou le kidnapping de mon chien, je ne sais plus et nous levons le camp. Des aurevoirs qui sonnent comme des adieux, un jeu de dupes dont personne n’est dupe. Une fuite éperdue dans Mvog Ada en priant pour ne pas tomber sur Barrabas. La délivrance quand enfin nous débouchons sur la rue principale et hélons un taxi.
Mon compagnon et moi en avons reparlé en avalant des kilos de soya à la Briqueterie quelques heures plus tard. Pour Fernand, tout ceci n’a été qu’un épisode dans la sitcom hilarante de ses aventures « au bled », pour moi, un chapitre douloureux du livre de la condition humaine dans ce Cameroun que je peine parfois à reconnaître.
Fernand est reparti en Europe quelques semaines plus tard. Ses derniers mots à Nsimalen, sur l’escalier roulant qui ne roule pas ont été: « je t’envoie tes sous via Mobile Moneeeeeeeey! ».
J’attends toujours… Je crois que j’attendrai longtemps.
On est ensemble!
✨
Magnifique
Barrabas de Nvog-ada… Bien trouver. Merci pour l’histoire, on entrevoir bien une vraie situation du pays derrière.
Toujours avec la même plume qui donne envie de lire et relire tellement que l’histoire est bien narrée. Merci beaucoup
Superbe ecriture
L’épilogue: « je t’envoie tes sous via Mobile money ». Tragique histoire Florian. Force à toi. Tu t’étais calmé mes tes amis te ramènent dans des histoires terribles.
Belle plume! J’ai bien ri!
Assia pour tes dos 🤣
Recit qui tient en haleine!
Bravo
J’ai deguste. Formidable. C’est la triste realite du pays.
Merci encore M. Ngimbis
un style unique, captivant et attrayant….
Très belle histoire!
Assia pour tes dos 🤣🤣!
https://linktr.ee/Candy_metissenoire
Hahaha toujours une aussi belle plume Florian
Magnifique! j’ai bien ri
Un plaisir que de vous lire…comme d’habitude.
J’ai rigolé comme jamais. Très bien écrit, merci Florian!
Trop fort Ngimbis ! On apprend et on rit toujours avec tes chroniques
mdrrrrr……tu es le meilleur
Bonsoir Florian, ceci est la première fois que je laisse un commentaire, et je dois dire que ta plume m’avait sincèrement manqué. Je prend toujours autant plaisir à te lire, malgré le tragique tableau de notre société qui y est dépeint.
Merci à toi pour ton travail.
merci bro