Musique d’écoute Lapiro de Mbanga – Fogoh Mawo
Parmi la nébuleuse de métiers ayant meublé ma courte vie, il y eut celui de coiffeur.
Ou plutôt d’apprenti coiffeur.
Etudiant, j’eus la mauvaise idée de faire valoir mes idées émancipatrices auprès de mon FMI de père. Contre mon gré, mon père me voulait enseignant, fonctionnaire, avec un matricule coulé dans du béton. J’aurais aimé voir la tête du correcteur de ma copie de concours. Celle où en lieu et place du traitement d’un abordable voire facile sujet de linguistique, j’ai raconté ma soirée de la veille dans un bar mal famé de Yaoundé, avec force détails. Il n’y a rien de beau dans la carrière d’enseignant, ni au Cameroun, ni en France, je le découvre. Juste de la logorrhée de ratés, évoquant une mission prétendument de salut universel pour justifier un choix par défaut.
Après mon échec orchestré et prenant en compte ma volonté d’autonomisation, papa me sortit un «je t’ai compris» gaullien. Je n’en saisis pas immédiatement la portée dangereuse.
Ah! Les premiers, jours! L’ivresse, l’insoutenable légèreté d’un être désormais libre de ses choix et du champ de leur application. Les soirées de folie à Bonamoussadi, le bidonville estudiantin dans lequel je logeais alors, pas loin du célèbre Parlement…
Le réveil fut brutal. Le robinet des subsides paternels avait tari (définitivement, je l’ignorais) en même temps que se dissolvaient les maillons de la chaîne de son autorité. En deux mots j’étais sans le sou dans un écosystème où en termes d’importance, l’étudiant occupe une place entre le cafard et le rat.
Aucune aide des oncles et tantes, acquis à la cause du père et solidaires de sa volonté de mater le fils. J’étais ostracisé par un mur de Berlin. N’eurent été les colis clandestins que ma mère, sainte et courageuse âme réussissait à me faire passer, j’aurais sans doute fini momifié dans ma chambrette.
Passons au présent de l’indicatif pour raconter ce moment de lucidité où je décidai de me prendre en main.
La traite de l’innocence
Il me faut un boulot. Un job étudiant, n’importe quoi. Je découvre un Yaoundé où à défaut d’être neveu, fils ou cousin « de », les stages en entreprise sont aussi rares qu’inaccessibles. Les charognards du privé embauchent certes, mais salaires et fiches de poste relèvent plus de l’esclavage que de l’emploi. Aucun cadre légal pour travailler tout en étudiant. C’est tout ou rien. A l’université, on ne parle plus de bourse, la génération de gouvernants aux affaires ayant pris soin de fermer toutes les vannes derrière elle.
Je découvre la frontière ténue entre le mal et le bien ou ce qui est présenté comme tel. La précarité latente qui génère la compromission. Des jeunes gens des deux sexes qui vendent corps et/ou dignité pour quelques billets. Les plus malins qui deviennent des souteneurs au service des cous pliés. Les cous pliés, cette élite administrative suintant lucre et stupre. Ces messieurs bien d’en haut qui financent des associations tribales au cœur de l’université et promettent des places dans les grandes écoles, la fonction publique et autres entreprises, pour peu qu’on leur livre leur quota de chair fraîche ou de coups de reins lors d’un meeting politique. La traite de l’innocence…
Si je ne bascule pas du côté obscur, ce n’est pas au nom d’une probité quelconque. C’est qu’à l’instar du fils prodigue, j’ai conscience que je peux demander pardon au Père et revenir dans le giron empli de lait et de miel. Comme les autres, j’ai faim tous les jours, mais c’est supportable. La faim n’est pas l’état physique consistant à ressentir le besoin de nourriture. C’est le mélange entre cette sensation physique et la terrible certitude de n’avoir aucun espoir de repas.
Le coiffeur de Bonas
C’est dans ce contexte de survie que je fais la connaissance de Nono. Un jeune dschang, à peine plus âgé que moi. En compagnie d’autres oisifs à l’estomac vide, je hante un banc de touche installé devant son salon de coiffure. Je fais rigoler tout le monde avec mes applications loufoques des théories durkheimiennes que j’ingurgite sur les bancs de Yaoundé I. Par exemple, le fait social qui pousse les jolies filles à toujours être flanquées de congénères laides qui servent de repoussoir aux avances des garçons. Nono est fasciné par mes histoires. Il rigole de ce qu’il entend, sourit même quand il est évident qu’il ne comprend pas.
Nono n’a pas fait d’études, mais la fermeté avec laquelle il a agrippé la vie force mon respect et mon admiration. «Je me bats» est la réponse qu’il sert à tous ceux qui lui demandent ce qu’il fait.
Doté du tact et du sens de l’observation de ceux qu’on appelle avec hauteur «les petites gens», il remarque vite ma détresse et l’enrobage d’orgueil et de fierté qui me sert à la masquer.
Il met un terme à la carrière musicale de mon estomac, désormais coutumier de concertos de gargouillis, en m’invitant quasi quotidiennement à déjeuner. Puis, évolution ultime, fait de moi son apprenti, comme dans la fable du chinois, du poisson, de la pêche machinchouette.
Bonas est peuplé de générations de camerounais, venus jeunes dans cet enfer pour ce qu’ils croyaient être un court séjour estudiantin. Ils ont fini par prendre racine, au point de se reproduire, parfois en nombre. Mon apprentissage de la coiffure se fait sur les tignasses crépues de ces rejetons du sous-développement. Malgré mes fréquents ratés, je jouis d’une immunité sans faille, eu égard à l’insolvabilité chronique des parents.
Tout va bien, Jusqu’à ce lundi fatidique. Lundi, jour funeste pour l’apprenti que je suis. Quasiment aucun client après l’affluence du dimanche. Nono ne daigne se montrer dans le salon et fait la sieste entre les cuisses d’une étudiante. Je suis de permanence, ventre vide, sans un radis en poche.
Le temps me paraît incroyablement long. Soudé au banc de touche, tel un margouillat sur un mur brûlant, je préserve mon métabolisme en limitant mes mouvements aux torsions latérales de mon cou. Gauche, droite. Un match de tennis pour la survie, consistant à guetter de part et d’autre l’arrivée d’un improbable client.
Autorité
17 heures… Un client, enfin! Mais pas n’importe lequel. C’est « Autorité », un client maison, chasse gardée de Nono. Un de ceux qui payent le plein tarif, rubis sur ongle, pourboire et exigence de résultat à la clé. Engoncé dans un pantalon relevé au dessus du nombril, il m’observe d’un œil inquiet tout en époussetant sa chemise Façonable, tellement amidonnée qu’elle paraît un sarcophage de coton blanc.
– Nono n’est pas là?
Je secoue la tête, évitant de parler pour économiser le peu de calories me permettant de tenir debout. Il hésite… Mais vu son accoutrement, il doit avoir un rendez galamment urgent.
Nouvelle hésitation, puis le sésame tombe: coiffe moi!
J’ai des larmes de reconnaissance au bord des paupières.
Tablier de protection autour de son cou.
Briquet lance-flammes pour la stérilisation anti SIDA.
Huile végétale camouflée dans une boite Singer en guise de lubrifiant.
Grand! On coiffe comment?
Autorité ôte sa casquette de velours et je découvre son crâne.
Autorité est partiellement chauve. Quelques cheveux à l’avant, des cheveux sur la nuque et les tempes. Au dessus du crâne, le désert de Gobi. Pour exploiter au maximum ses résidus de capillarité, il a adopté la touffe avant-arrière, une coiffure complexe qui consiste à uniformiser l’existant et faire illusion en préservant les cheveux autour de sa tonsure.
Je n’ai qu’une mission, élaguer les repousses et réaliser des contours autour de ce qui lui reste de cheveux.
Mais, fatigue ou inexpérience, mon bras évalue mal le poids de la tondeuse et c’est avec effroi que je vois la Supertaper plonger dans les cheveux d’Autorité, perçant en un temps record une autoroute, l’unique du pays, dans la savane interdite de ses rares cheveux..
En sentant le froid de la lame sur des zones où nul engin n’est généralement admis, Autorité rouvre les yeux qu’il avait fermé pour jouir du moment; les écarquille pour se persuader de la réalité du cauchemar que lui laisse entrevoir son reflet dans le miroir et la seconde d’après, pousse un cri démoniaque.
Nulle parole échangée, nulle demande d’explication, le type fonce sur moi, les mains en forme de pinces qui se referment sur mon cou. Mes dernières forces me servent juste à grommeller un honteux « mon frère est-ce que j’ai même fini non? ».
J’ai peu de souvenirs de l’empoignade qui s’ensuivit. Je revois juste les voisines, apprenties coiffeuses anglophones du salon mitoyen, s’acharnant à coups de fer à friser sur la prise meurtrière de Autorité. Abeg leave than pikin! Autorité! leave he! Dans le même temps, leur patronne, une sculpturale bayangui essaye de joindre Nono pour le prévenir de l’étranglement en cours de son apprenti, dans son salon transformé en octogone de MMA.
Autorité a reçu deux mois de coupe gratuite en compensation. Marché de dupe si on considère la vitesse de repousse de ses cheveux.
Pendant les semaines suivantes Nono a enfin eu l’oreille du banc de touche. Désormais muet, j’ai souffert le martyre en l’écoutant décrire encore et encore à l’assemblée hilare la rougeur de mes yeux exorbités par la prise d’Autorité en furie.
Cet épisode tristement drôle a sonné le glas de ma carrière de coiffeur.
Mais pourquoi je vous raconte ça?
Song Loulou
Il y a quelques semaines, de passage à Paris pour affaires, j’ai participé à une de ces soirées africaines comme savent en improviser les nôtres quand le hasard nous réunit sous ces cieux d’exil forcé ou volontaire.
Le bar Le Balto à Montreuil, capitale du Mali et accessoirement de l’Afrique en région parisienne. La soirée bat son plein. On boit, au milieu des cris des rires et des invectives qui font peser sur nous le regard méprisant des locaux, caucasiens habitués à mesurer le degré de civilisation au nombre de décibels produits. Ici, même les chiens n’ont pas le droit d’aboyer.
C’est en allant pisser que je tombe sur un spectre. Au milieu du couloir se tient Song Loulou. Ancien étudiant de Bonas et membre honoraire de notre banc de touche d’antan. Son pseudonyme Song Loulou est le nom d’un village bassa’a sans électricité alors que paradoxalement lieu d’implantation d’un des plus grands barrages hydroélectrique du pays. On le lui a attribué parce que sa chambre d’antan avait tout simplement été bâtie autour d’un pylône électrique. Rien que ça…
L’alcool épargne à nos cerveaux les questions qu’il aurait pu se poser, comme celle de la probabilité de se retrouver là face à face en ce moment, à des milliers de kilomètres de Bonas, à plus d’une décennie d’intervalle. Accolade, rigolade, poilade.
Devant la bière de l’amitié, je prends des nouvelles de cette smalah de galère dont j’ai perdu la trace. Les noms et les histoires défilent. Trajectoires d’une banalité affligeante. Chronique d’un ratage à plusieurs: enseignants, tâcherons dans une administration corrompue, besogneux, époux englués dans une parentalité refuge… Aucun n’a réalisé les rêves de notre défunt banc de touche.
Et Nono?
Son regard se fait fuyant. Une gorgée de Chouffe plus tard, sa langue se délie. Nono a réussi. Son salon a prospéré au point de le faire investir dans un établissement moderne et plus grand deux rues plus loin, à Chapelle Obili. Succès retentissant, jusqu’à ce que débarque le Maire de la ville. Baron Haussman tropical qui fort de sa nomination présidentielle en tant qu’élu décida de « moderniser le quartier ». Une modernisation axée uniquement sur la destruction des commerces jugés illégaux, empiétant sur le tracé d’une route dite du développement parce que bitumée.
Un matin, Nono a découvert son établissement, fruit de ses investissements à l’état de décombres fumants. Sans solution de recasement, il n’a eu pour seule indemnisation que l’autorisation de fumer une cigarette à l’ombre d’un bulldozer, en compagnie des agents de la mairie et des fonctionnaires de police. Il a eu leurs menaces déguisées en assia consolateurs en guise de cellule psychologique, prompte à évacuer ses éventuelles frustrations.
Un mois, plus tard, ses dernières économies en poche, il prenait le chemin de l’Europe, clandestinement, dans le but de rejoindre un paradis artificiel symbolisé par un cousin installé en Italie.
Nono a dit au revoir à sa mère, qu’il a appelé de bout en bout de son périple, jusqu’à son arrivée en Libye où sa trace se perd comme celle de tant de subsahariens, de nôtres.
Personne n’a jamais su ce qu’il était advenu du coiffeur de Bonas. Au mieux, il fait partie de ces morts non documentées des geôles libyennes. Au pire, il a vu sa vie défiler avant que sa chair nourrisse les poissons surpêchés par les bateaux usines chinois. Ses restes ont sûrement décoré l’ossuaire anonyme qui tapisse le fond de la Métiterranée.
Ce que je sais, c’est que sur le chemin de mon hôtel parisien ce soir là, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps dans une rue froide et inhospitalière. J’ai maudit la vie en étant lucide sur son indifférence face à mes imprécations.
Aujourd’hui et pour le reste de son passage terrestre, une mère bêche la terre de la Menoua en se demandant où est passé son Nono, fruit de ses entrailles devenu silencieux pour l’éternité.
C’est la vie disent-ils.
Peace mon frère! Peace Nono, on se voit bientôt!
L’histoire avait pourtant commencé avec un ton léger et drôle…
Hommage à toutes ces âmes perdues dans les routes des impossibles.
En attente des prochains billets 😉
Merci Florian
Oh Nono. Espérons toujours.
J’ai écrasé une larme putain !
Bel hommage à tous ces #nono écrasés par le système en quête d un avenir meilleur sous d autres cieux