Texte inspiré par une délicieuse soirée passée dans un salaud-bar de Deïdo, un quartier de Douala que j’affectionne particulièrement.
Musique de lecture recommandée: New Bell, Manu Dibango, 1972.
C’est bientôt la dernière heure de la nuit. C’est ce moment où les snack-bars régurgitent des grappes de noceurs, groggy d’alcool et du vacarme made in Nigeria qui sert de musique. Les silhouettes titubent dans la pénombre de La rue de la Joie qui dans les faits est un enchevêtrement de rue à angles droits, dédiées à un plaisir rapide, facile mais jamais gratuit.
A l’angle d’une de ces rues, deux braiseuses de poissons sont assises derrière leurs braseros qui rougeoient à peine. Des maters, des sitas, rescapées d’une nuit de vente infructueuse qui a vu la victoire et le départ rapide des plus talentueuses, des plus réputées et des plus efficaces des vendeuses. Trio de compétences dont elles ne disposent pas. Incompétence symbolisée par l’amoncellement de poissons relativement frais sur les comptoirs de fortune et les prolongations qu’elles jouent pour marquer le point de la survie.
Braiser du poisson à Deïdo est une compétition qui requiert gouaille, talent, entregent, relationnel et bien sûr du poisson. Il est parfois frais, autant que le permettent les multiples allers et retours des invendus entre les frigos et les présentoirs. Mais peu importe sa race, sa présentation, sa fraîcheur, les habitués de la rue de la Joie savent que le poisson c’est le piment. Cette pâte piquante et condimentée qui sublime la chair du maquereau le plus testostéroné. Un piment qui se transforme en fumée au contact des grillages chauffés au charbon et embaume l’air de la rue. Le fumet zigzague entre les chaises de plastique, s’immisce sur le champ de bataille des tables couvertes de lino criant les louanges de brasseries concurrentes, rattrape les derniers buveurs et implante dans leurs cerveaux l’idée d’un dernier poisson après la der des ders.
« Les mères-ci ! Moi je vais fermer hein… Comme vous n’avez pas fini de vendre là ! »
C’est Fifi. Officiellement tenancière de bar, officieusement pute sur le retour. Elle tacle les soiffards, ceux que l’alcool anesthésie et aveugle au point de leur faire oublier les callosités de ses mains et le dégradé de sa peau martyrisée par l’hydroquinone. Autant que la nuit, l’alcool à dose suffisante rend tous les chats gris, verts ou bleus, à moins que ce ne soient les observateurs de chats qui deviennent daltoniens…
La terrasse du bar de Fifi sert de restaurant aux deux braiseuses et une fois fermé, elles ne peuvent que vendre à emporter. Mais qui emporte du poisson d’ici ? Tout ce qui est fait à Deïdo se consomme à Deïdo. Les lumières crues des ailleurs que sont Bonamoussadi ou Bonapriso ne manqueraient pas de lever le voile magique.
Les braiseuses haussent les épaules. Elles savent que Fifi bluffe. Le vrai signal de fermeture est l’arrêt des haut-parleurs antiques qui crachotent les modulations d’Emile Kangue sur Douala info. D’ailleurs le soiffard que doit embarquer Fifi n’est pas encore assez saoul pour se décider à conclure sa soirée avec la vieille peau.
Mais le temps presse et les deux sitas savent que c’est la dernière ligne droite. Celle qui déterminera de quoi demain sera fait.
Ça y est, le First-T commence à se vider. Un petit groupe s’écarte du troupeau qui ondule vers les véhicules et les motos. Le mâle dominant titube. Trois courtisanes le guident vers le caniveau où il pisse longuement en racontant pourquoi il ne viendrait plus boire à Deïdo.

« Tu ne peux pas venir dépenser dans un bar et le Dj te manque de respect… hic ! Avec la musique naïja… hic ! Petit pays est mort ? hic ! »
Les filles savent qu’il ment. La polémique sur la musique date de la remise de la note, la douloureuse, celle qui l’a fait blêmir et rire jaune en payant : « La bière du First-T ci hein ! On fabrique ça avec le maïs du champ de Jésus ? »
Elles se taisent, on ne frustre pas un porteur.
Il a fini de pisser. Les courtisanes le drivent vers les deux braiseuses.
Celles-ci attendent de pied ferme, les sens en alerte, étudiant chaque pas déterminant la trajectoire du groupe.
Il s’agit d’un Y invisible dont le point crucial est le nœud qui relie les deux branches. La branche de droite, mène vers sita Ngando, celle de gauche vers sita Mpondo. Pendant que l’acheteur évolue sur la tige principale, il faut anticiper, prévoir la trajectoire finale, la favoriser, l’encourager. C’est ici que se trouve le talent.
Sita Ngando mène la première attaque. Elle monte au filet, empoigne deux bars luisants et costauds et les fait voltiger au-dessus de l’étal. La fluidité du geste donne l’illusion du mouvement, on croirait les poissons vivants et heureux de servir de coupe-vin à des noceurs peu préoccupés par les heures de travail de leur estomac.
« Voici le bar frais, made in Youpwè. Zéro congelés, pas les honhonhon des chinois. »
Bien qu’impersonnelle, L’attaque est violente, bien placée. Le quatuor oscille vers la branche droite.
C’est sans compter avec la riposte de Sita Mpondo. La rusée braiseuse qui mise sur les appétits luxueux des péripatéticiennes déploie et tient à bout de bras une magnifique sole qui n’aurait pas démérité un prix dans un concours de beauté dédié au poisson.
« Mes filles, voici le poisson qui vous ressemble. Le poisson des filles de l’heure, celles qui n’aiment pas les bourratifs. »
Si le poisson est plat, l’argument lui est de poids. Une exclamation d’étonnement gourmand fuse dans le groupe : A nyambè !
Mais sita Mpondo a mal anticipé. L’acheteur-payeur est radin et après l’épisode du First-T, il envisage d’un mauvais œil cette invitation à alléger son portefeuille. Les filles pendues à ses bras, il fait tituber le groupe plus profondément vers la droite et les bars de Sita Ngando.
Cette dernière n’a rien perdu de l’échange et c’est tout sourire qu’elle réplique dans un bassa’a parfait : « mes filles ne peuvent pas venir manger le poisson à Deïdo et ne pas me faire la recette. »
Le point est marqué. Net et sans bavure. L’argument tribal a fait mouche. Il a suffi d’analyser l’exclamation pour deviner qu’au moins une des filles était bassa ’a. La grande culture de la braiseuse a fait le reste. Douala n’est pas l’Amérique. Pour y survivre il faut disposer tout au moins des rudiments de la langue des premiers habitants.
Devant le service volé, Sita Mpondo est impassible. C’est la règle du jeu. Comme au sumo, le respect de l’adversaire est de mise peu importe l’issue du pugilat. Elle serre les dents, plus inquiète qu’énervée, les rues sont de plus en plus vides.
Les minutes s’égrènent, douloureuses pour Sita Mpondo, obligée de contempler le triomphe des bars et des maquereaux de sa collègues et adversaire de chaque nuit.
Ses rares regards vers son étal chargé lui font mal au ventre.
Elle redoute le lendemain qui dès le lever du soleil ne manquera pas de lui rappeler à chaque minute de la journée l’échec de la nuit. Le taxi à payer pour la horde d’enfants et de petits enfants. Le marché où personne ne fait crédit. L’échéance définitive d’un loyer, modique en temps normal mais devenu obèse à force d’impayés et surtout sa cotisation, le pilier de son business.
Entre les deux vendeuses, un tapis de feuilles de miondos et de bâtons de manioc fait office de frontière. Dans cette zone verte, un énorme rat fait ses emplettes, certain de son immunité.
Le temps s’égrène. Sita Mpondo sert un nouveau client, un de plus. Elle lave ses plateaux. La couleur de l’eau n’est pas rassurante et le type hésite. Mais un bon coup de chiffon redonne de l’éclat à l’ustensile et les dernières hésitations de l’homme sont balayées par la vision de son poisson couleur de bar cuit, la chair entaillée pour mieux faire pénétrer chaleur et épices, la peau zébrée par le séjour sur le grillage, tout fumant, vautré sur un lit de condiments pimentés, la tête soutenue par l’oreiller odorant de miondos en forme de mille-pattes rétractés.
Le type entre dans le bar en sautillant. Ce n’est pas un de ces fêtards de fin de soirée, plutôt un travailleur manuel qui sort d’une quelconque usine et vient clôturer à Deïdo une journée de labeur ininterrompu. Son repas est une fête, surement consécutive à une paye quelconque. Ça se voit à sa démarche. Le plateau dans les mains, il rejoint la terrasse à petit pas, effectuant des pauses meublées par de légers coups de reins inspirés par les notes de Je plains ton sort d’Emile Kangue :
A dou oooo en fin de compte mamaaa… Je plains ton soooort…
A Deïdo, la couleur musicale des snacks faussement chics est nigériane, celle des « salauds bars » et des terrasses est Sawa.
« Barman, envoie une Kadji non glacée ! »
Les premières notes de Osi dimbea arrivent en même temps que sa bière. Les voix suaves des Decca semblent lui souhaiter un bon appétit ! dont il n’a pas besoin.
Une légère brise peine à chasser la puanteur du caniveau. Les putes se font plus hardies, on les voit sortir des allées obscures et s’avancer dans la rue lumineuse. Elles aussi sentent la fin de la nuit et la perspective d’un échec active leur instinct de survie.
Trois heures du matin.
Sita Ngando a craqué. Le sommeil. La conclusion d’une journée commencée à l’aube. Sita Mpondo en profite pour écouler le maximum de poissons. Elle murmure les prix, évite les longs marchandages. Sa vieille ennemie a l’oreille commerciale fine, même dans le sommeil. Il vaut mieux perdre quelques CFA par poisson que courir le risque de la réveiller et ne rien vendre.
Quand elle émerge enfin, Sita Mpondo a égalisé. Chacune comptabilise trois ou quatre poissons comme reliquat. Sans se concerter, elles entreprennent de ranger leur attirail avant de nettoyer l’endroit.
Fifi met la pression aux derniers buveurs, son soiffard pas assez saoul a fui sans demander son reste, ni solliciter son entrejambe.
Fourneaux rangés, ustensiles empaquetés, les deux braiseuses côte à côte au bord de la rue se tiennent les hanches, percluses de fatigue. Pour la première fois, elles se parlent directement, mi moqueuses mi rieuses.
» – Je dis hein Mpondo, avec ta sorcellerie là, tu as vendu tous tes poissons à quelle heure non ?
– Quand tu faisais semblant de dormir alors que tu voyageais dans ton avion de nuit.
– Ma sœur est-ce que je dormais même ? Je réfléchissais. A Douala, tu dors, ta vie dort. «
Quelqu’un dévisse l’ampoule du bar. Le rideau tombe, mais Deïdo ne s’éteint pas.