Nous autres enfants du Renouveau, nés dans les années 80, en plein début de cette ère obscure, avons été traumatisés par le SIDA. Nous les enfants de cette époque, avons développé une quasi terreur vis-à-vis de cette pandémie. Partout, à l’école, dans les médias, dans les rues, il n’y en avait que pour cette « nouvelle » maladie. Une terreur entretenue par de violentes campagnes de prévention qui nourrissaient l’imaginaire du camerounais d’images terrifiantes de corps décharnés, couverts de pustules, de diarrhéiques incontinents se vidant de leurs fluides.

Cette époque a vu une profusion de créations « artistiques » tournant autour du Sida ou plutôt de l’argent généré par le Sida. Films, BD, romans, chansons, en plus de toute la « littérature » de prévention créée par les ONG et les vautours affiliés à la nébuleuse Sida Business.
On mangeait Sida, on buvait Sida, on respirait Sida, on pétait Sida, une danse macabre dont la mesure était battue par les chiffres toujours effrayants du taux de prévalence, ce dernier est passé de 0,5 % en 1987 à 6,5 % en 1998 dans la population générale. En 2001, il était officiellement de 11%…
Être séropositif c’était avoir le SIDA… On était fiché, affiché, mis au ban de la société, catalogué comme élément dangereux, virus à forme humaine. Les gens évitaient de respirer le même air que vous, évitaient de vous serrer la main, de partager vos couverts… Une suspicion généralisée qui amenait les malades à se cacher, n’encourageait pas les gens à se faire dépister, vu que la maladie était cataloguée INCURABLE. Une période dramatique. Beaucoup de gens sont décédés, l’ignorance, la méchanceté plantée dans le regard des autres, mais la plupart du temps, à cause du déni.

SIDA today
De nos jours les choses ont évolué hein, déjà on parle de VIH, de sérologie, plus forcément de maladie, de Sida etc. La prévalence du VIH, autrement dit le pourcentage de personnes vivant avec le VIH, était de 3,6 % chez les adultes en 2018.
Hélas, le Sida tue toujours et la société bien que mieux informée a gardé des réflexes du début de la pandémie.
Il y a quelques années, j’ai assisté au deuil d’un jeune homme, compagnon d’enfance décédé de Sida. Un joli garçon que la nature disait-on avait, par ailleurs, gratifié d’un organe de reproduction d’une taille exceptionnelle. Les légendes sur les dimensions de son engin, tout autant que son air avenant, drainaient des colonies de filles qui venaient en pèlerinage devant sa chambrette au grand dam de nous autres gars du quartier, obligés de racoler les miettes. Le gars, appelons-le « La légende », c’est ce qu’il était à nos yeux, a débloqué tous les niveaux connus de la fornication. Jeunes, vieilles, grandes, petites, minces, maigres, fessues, plates, enrobées, obèses, blanches, noires, c’est le jour où une asiate, probablement une chinoise, est apparue à son bras que nous avons commencé à songer à implanter une statue à sa gloire quelque part dans le quartier.
Et puis il y a eu la vie, cette folle aventure qui mène chacun sur les sentiers, tortueux de l’incertitude.
Perdus de vue.
Il y a eu ce matin dans un village de Haute Garonne. Depuis la fenêtre de ma chambre d’hôte, Je regardais le soleil levant renforcer le jaune des coquelicots lorsque mon mail a clignoté au rythme d’une notification.
Ngimbis ton phone ne passe pas. Tu es dans quelle partie du monde non ? Juste te dire que La Légende est die.
Deux semaines plus tard, je suis de retour au Cameroun. Deux jours plus tard, c’est la veillée funèbre de La Légende.
Quelques notions de base sur le deuil
Déjà, le mot englobe tout hein, veillée, obsèques et consorts. C’est ce que notre société a produit de mieux en termes de comédie humaine. Généralement, les dépouilles séjournent longtemps dans le froid d’un tiroir de morgue, dans l’attente des préparatifs ou d’un frère vivant outre-mer.
Un deuil c’est une occasion de recevoir des gens. Embellir la maison, appliquer la couche de peinture que jusque là on trouvait inutile. Cacher les objets précieux dans une chambre sûre, pour éviter qu’au milieu de la cohue des visites, une main ne subtilise quelque chose au nom de la douleur. Il faut préparer de l’argent, beaucoup d’argent, celui du cercueil, hors de prix. Celui de la morgue, où on ne fait pas crédit, celui du costume de marque, les asticots et les vers aiment le tissu luxueux. Celui du prêtre/pasteur, l’entrepreneur de Dieu. Celui de la bouffe, car durant les veillées, il faut nourrir les gens qui viennent témoigner leur douleur, il leur faut du café pour passer la nuit à pleurer. Pour l’enterrement, il faut parfois mettre à disposition des véhicules pour leur déplacement, d’ailleurs, après l’enterrement, il faut prévoir une collation. Elle n’est pas facultative hein, et la rumeur dit que c’est en fonction de la taille de la collation que le syndicat des sorciers et empoisonneurs du village décident de la vitesse à laquelle un autre membre de la famille ira rejoindre dans l’au-delà celui pour lequel « on n’a rien mangé ».

Si toutes ces conditions sont validées, la société gavée et repue appose le cachet « c’était un grand deuil » et rentre chez elle profiter de la 4G pour partager les photos du mort ricanant dans son cercueil ou de sa mère se roulant dans la poussière rouge du désespoir. Oui, dans mon pays, à l’heure où j’écris ces lignes l’espérance de vie des hommes est de 57 ans… Elles sont nombreuses, les mères qui enterrent leurs fils.
Le jour D
Le deuil de La Légende sera un grand deuil. Rien que l’affluence de la veillée funèbre le laisse présager. L’allée menant au domicile de ses parents est parsemée de cylindrées. Un deuil de piétons est un faux deuil. Tu es quelqu’un si tu connais beaucoup de « véhiculés ». La cour du domicile parental est noire de monde. Le cercueil de notre ami trône dans le salon. Détail troublant, il n’est pas ouvert comme c’est l’usage. Au centre de la pièce, la mère du défunt, en blanc, assise par terre, entourée de trois ou quatre pleureuses en noir, les unes aussi jolies que les autres.
Paroles de réconforts à la mater, petite enveloppe glissée discrètement au passage, temps d’arrêt devant le cercueil. Recueillement ? Pas vraiment, je pense à toutes les petites que le salaud m’a arraché. J’effleure le cercueil: à bientôt molla, on va gérer ça chez les ancêtres.

Direction le bar. Dans les vrais deuils, il y a toujours un bar près de la maison du défunt. Ce n’est pas un arrangement des Brasseries françaises du Cameroun avec la Faucheuse hein… Non, c’est que, dans le Cameroun des vivants, il y a un bar à côté de chaque maison ou pâté de maisons. Le jour où tu meurs, c’est dans ce bar que tes amis vont te pleurer. En buvant des bières chaudes qui ne sont même pas leur goût habituel. Oui oui, parce que les jours de deuil, les petits bars de quartier battent des records d’affluence. Mais ce n’est pas grave. En matière de bière, un camerounais qui se respecte a au minimum trois goûts qu’il égrène au barman par ordre décroissant de préférence.

Je m’assois. Le lieu est bondé. Je reconnais la plupart des têtes.
Moi : Mais je dis hein… La légende avait des sœurs ? il était fils unique non ?
Quelqu’un : Ouaye!
Moi : Mais… Les lianes autour de sa mère là, c’est les qui non ?
Quelqu’un : Ses chats non ? Elles font le concours de douleur depuis qu’il est mort. Il n’a épousé aucune hein ? Il nyoxait seulement.
Quelqu’un d’autre : Mon frère, le bon travail du bangala poursuit le gars-là. Regarde la chair des veuves!
Une fille, rêveuse… : Un vrai gars…
Les choses se corsent quand il faut poser la question qui me brûle les lèvres. La question qu’on pose à voix basse, surtout quand sur le faire-part de décès il est mystérieusement mentionné « mort des suites d’une longue maladie ».
Moi : Mais je dis hein… La légende avait quoi non ?
Dans le groupe, il y a des amis très proches du mort. Les visages se ferment.
Après deux tournées supplémentaires les langues commencent à se délier. On m’apprend que La Légende a été empoisonné, du poison lent. Que des jaloux lui en voulaient, que sa famille va faire parler le corps le jour de l’enterrement, que ce n’est pas fini, que quelqu’un va le suivre.
J’écoute à moitié. Les « veuves » viennent d’entrer dans le bar, le temps suspend son vol. Croupes callipyges, teint chocolaté, lèvres pulpeuses. On dirait qu’à la fin de sa vie, la légende avait trouvé son goût définitif.
Je souris, d’inquiétude. En général, le diagnostic « poison lent » accolé au décès de quelqu’un est un manteau de dignité dans lequel les vivants se drapent pour ne pas révéler la vérité infamante : le SIDA.
Je lorgne les fesses des lianes, j’espère me tromper.
La veillée se poursuit. Le mort est déjà un lointain souvenir, noyé dans les vapeurs d’alcool. Ça cause, ça drague, ça rit. Sans la banderole « Adieu La légende », éclairée par un lampadaire devant le bar, on se croirait à Essos, un soir de fin du mois.
Mais bon, il était écrit que la sorcellerie s’inviterait. Elle est arrive sous la forme d’un oncle de La Légende, un de ces oncles comme on en a tous dans la famille et qui sert à effrayer les gamins paresseux : « continue de ne pas faire tes devoir, tu vas finir comme tonton Mbouendeu ».
Le type est surexcité. Tant de possibles bières à gratter. Tant de ses « bons petits » réunis au bar. Il titube de groupe en groupe puant la vinasse et l’urine. Se fait chasser, rabrouer. Je prie mes dieux pour qu’il ne me reconnaisse pas. Mes dieux rient, il me reconnaît. Hoooooo mon petit Ngimbis le mbenguiste ! Où est ma part d’euros nooon ?
Je deviens aveugle et improvise une conversation avec la liane à côté de moi. Il insiste, s’en prenant à la fille. L’attention de l’assistance se fixe sur nous. J’en suis à regretter de ne lui avoir pas donné sa bière. Moi et mes réflexes de pauvre… Soudain, un de ses neveux, cousin de la légende vole à mon secours. Le rabroue, lui ordonne de rentrer. Le type résiste. Le neveu le pousse. Erreur !
Ah! Tu me pousses hein ? Tu me pousses hein ? C’est comme ça que ton cousin la Légende me poussait non ? Il est où aujourd’hui ? Le voilà que le Sida a tuééééééééééééééé!!!!!
Silence de mort dans le bar.
Le diable passe, en sifflotant coller la petite, version sans préservatif.

Le neveu aidé d’un autre se jette sur l’oncle. Ils essayent de le faire taire, mais le type est déchaîné. Il hurle : Le Sidaaaaaaaaaaaaaa ! le Sidaaaaaaaaaaaaaa ! La légende est mort du Sidaaaaaaaaaa !
On réussit enfin à l’éloigner. Les buveurs endeuillés font semblant de boire, comme si de rien n’était. Mais dans les oreilles de chacun, le cantique ivoirien distillé par le haut-parleur du bar a été remplacé par l’écho du dernier mot du tonton saoulard : SIDAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA….
Les « veuves » ont disparu.
Certaines filles aussi.
Certains gars, transpirent bizarrement, malgré le froid de la nuit.
Je regarde la liane à mes côtés, essayant de me rappeler si je ne l’avais pas déjà aperçue dans le troupeau du légendaire fornicateur.
Dans le doute abstiens-toi. Je me suis levé, j’ai payé, j’ai fui.
La Légende est resté une légende du quartier, sauf qu’on ne raconte plus son histoire dans les même termes.
Peace à tous ceux qui vivent avec cette saleté. Prenez soin de vous!
Florian tu as dérangé vers la fin. Coller la petite version sans préservatif comment non?
Un vrai regal comme d’habitude
Ngimbis est back
Un sourire sur le tragique. Sacré Florian